Intervention lors du colloque de l’Académie d’Education et d’Etudes Sociales

Publié le 29/08/2025 dans les catégories Education nationale Vie sociale

Intervention de Patrick Hetzel dans le cadre du Colloque « De la liberté de l’esprit à l’engagement » organisé par l'Académie d’Éducation et d’Études sociales (AES) le 12 juin 2025 :

"Tout d’abord je voudrais vous remercier, et à travers vous l’ensemble des membres de l’AES, car c’est pour moi un grand honneur d’être parmi vous ce soir. Je suis très heureux aussi que ce colloque se déroule sous le haut patronage de Dominique de Legge, car nous avons coutume de travailler ensemble sur un certain nombre de sujets - dont évidemment les questions de famille et d’éducation -, nous avons beaucoup de points communs, et il y a entre nous une grande complicité. 

Avant d’aborder cette question de l’émancipation et de la responsabilisation de l’enfant, je voudrais évoquer un fait qui a beaucoup de sens ici, compte tenu des origines et de la vocation de l’AES. Quand on aborde les questions d’éveil à la Foi, on entend en effet beaucoup de parents dire : « Je n’emmène pas mes enfants au catéchisme, ils se forgeront leur opinion par la suite ». Mais comment voulez-vous que l’on puisse se forger une opinion si l’on n’a pas été ‘’au contact de’’… ? Or, employer l’expression « être au contact de », c’est suggérer qu’il y a bien deux dimensions personnelles dans la transmission. Mais cette transmission doit aussi être liée à une pratique. En fait, c’est là où se situe le nœud de ces questions éducatives : quand on dit ‘’pratique’’, cela signifie aussi exemplarité. Y a-t-il encore aujourd’hui des exemples ?

Deuxième propos liminaire : vous évoquiez mon parcours de recteur d’académie ; or je suis aujourd’hui extrêmement frappé par l’évolution du profil des recteurs. La fonction de recteur a été créée par l’empereur Napoléon Ier. Dans la constitution même de l’État napoléonien, il y avait un certain nombre de professions dont on considérait qu’elles avaient des spécificités, et qu’il fallait donc les traiter de manière spécifique. C’était évidemment le cas pour la défense nationale, mais la question éducative n’avait jamais été confiée aux préfets : on a toujours considéré qu’elle devait être confiée à des recteurs, ces derniers étant recrutés au sein de l’université impériale. Par la suite cette spécificité a été fort heureusement maintenue par la République : les recteurs étaient généralement recrutés parmi les professeurs d’université. Or nous connaissons aujourd’hui une évolution au sein de l’État français : à partir de 2017, on a complètement ouvert le recrutement et considéré que pour s’occuper d’éducation, il n’était pas nécessaire d’avoir été soi-même éducateur au préalable, ni d’avoir un cursus sanctionné par un certain nombre de diplômes et de concours du système éducatif.  Avec tout le respect qu’on leur doit, on se retrouve donc aujourd’hui avec un certain nombre d’énarques qui arrivent d’autres domaines, et l’on considère que la question éducative est une question de gestion. Mais pas du tout ! Et c’est un professeur de gestion qui vous le dit. Je pense qu’une partie des difficultés que nous continuons à rencontrer actuellement sont liées à cette idée qu’une politique publique éducative consiste simplement à s’occuper de la gestion des enseignants. Cela va évidemment beaucoup plus loin.

Troisième commentaire liminaire : si vous êtes ministre et que vous vous posez la question de savoir ce que devrait faire l’État en matière éducative pour avoir une jeunesse ‘’debout’’ et consciente - consciente d’abord de son histoire, disposant d’un certain savoir, et ayant envie de s’engager dans l’avenir -, que constatez-vous ?  Qu’il n’y a plus forcément de récit sur lequel s’appuyer, comme cela vient d’être dit. La question de l’enseignement de l’histoire est caractéristique : peut-être faudrait-il commencer par un enseignement chronologique ! Qu’il puisse y avoir par la suite un enseignement de l’histoire fondé sur autre chose, soit. Mais commencer l’étude de l’histoire, notamment à l’école primaire, sans s’appuyer sur la chronologie, c’est de la déconstruction. Or c’est aujourd’hui un mal assez profond. Et chaque fois que l’on cherche à démasquer les endroits où les problèmes se posent, on est l’objet de critiques. Ainsi, je pense qu’on commet une erreur assez importante quand on considère qu’on pourrait enseigner à l’école primaire comme on enseigne à l’université ; ce n’est pas exactement la même chose ! C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je pense que les questions d’enseignement supérieur doivent être traitées de manière distincte des questions d’éducation nationale.

Il y a donc aujourd’hui un certain nombre d’éléments qui doivent nous interroger, et à cet égard je tiens à saluer ce que fait l’AES. Je lis toujours vos travaux avec énormément d’intérêt parce que vous allez au fond des choses, et n’avez pas peur de sortir de ce qu’on peut appeler la ‘’pensée dominante’’. Cette pensée dominante a été fortement influencée par le pédagogisme, je suis bien d’accord. Le pédagogisme a fait énormément de tort, en considérant qu’on pourrait apprendre aux enseignants simplement comment enseigner, alors que vous ne pouvez pas dissocier les méthodes d’enseignement des contenus de ces enseignements. Je ne suis pas du tout surpris que Laurent Lafforgue, qui est mathématicien, vous ait dit que le plus important était d’enseigner la grammaire aux enfants. Car la grammaire enseigne à ordonner les choses et obéir à des règles. Je considère qu’avec le processus de déconstruction on fait fausse route, parce qu’on pense que la pédagogie pourrait être totalement dissociée de la substance, c’est-à-dire de la matière que l’on enseigne. Un juriste n’enseignera pas comme un économiste, et c’est normal parce qu’il y a une interaction entre ce que l’on enseigne et la pédagogie que l’on développe. On a considéré qu’on pouvait distinguer les deux, et on a créé cette belle discipline académique que sont les sciences de l’éducation. Mais on voit bien les limites de cette logique quand elle conduit à considérer que cette discipline existe de manière indépendante par rapport au contenu.

Parler d’émancipation et de responsabilisation, c’est placer l’éducation au cœur de sa mission la plus noble, qui est celle de faire grandir un être humain libre, conscient et capable de choix. Quand Jules Ferry était en charge du ministère de la rue de Grenelle, il était ministre de l’Instruction publique, et l’on considérait qu’il y avait une autre instance qui devait s’occuper d’éducation, qui était la famille. D’ailleurs, vous avez sans doute noté que Jean-Michel Blanquer avait caressé l’espoir de renommer le ministère de l’Education nationale ministère de l’Instruction publique. Non par une sorte d’illusion nominaliste, mais avec l’idée d’attirer l’attention sur le fait que si l’on veut développer une politique éducative, il faut le faire en liaison avec les familles. Par exemple aujourd’hui, si vous vous situez dans la logique de la performance dont il a été question tout à l’heure, savez-vous quel est le premier élément de la performance éducative ? Il ne dépend absolument pas de l’État, puisqu’il s’agit de la qualité et de la quantité de sommeil des enfants ! Une fois que vous avez compris cela, vous comprenez qu’il faudrait peut-être créer un ministère de l’Education et de la Famille… D’aucuns y ont songé. Vous voyez en tout cas que si l’on veut que les apprentissages se fassent dans les meilleures conditions, il faut d’abord avoir des enfants reposés, qui soient en mesure de « recevoir ». Cela ne dépendra jamais de l’État, c’est quelque chose qui relève de la famille. Il importe de se rendre compte de la nécessité d’articuler les deux sphères dans une « alliance » éducative, et non de les opposer. Famille et école peuvent ensemble permettre à chaque enfant de devenir à terme un individu libre et responsable : la famille éduque avec l’intuition de l’amour, l’école avec la rigueur du savoir. Quand la famille transmet les valeurs fondatrices, l’école les éclaire et les met en perspective. Quand l’école enseigne la méthode, la rigueur et l’esprit critique, la famille peut donner du sens et de la continuité. L’enfant navigue entre ces deux mondes. S’il perçoit une cohérence, il avance. S’il ressent une fracture, il doute.

Un certain nombre de questions se posent, entre les deux dimensions de l’émancipation et de la responsabilisation. D’un côté, quand on parle d’émancipation, la perspective est de faire en sorte qu’à terme il y ait une autonomie de la personne ; d’autre part, la responsabilisation consiste aussi à faire passer le message qu’il y a des règles, et qu’il faut faire coexister de l’individuel et du collectif. Vous évoquiez des institutions comme le scoutisme ; il y a également le sport et d’autres institutions qui peuvent jouer un rôle essentiel, celui de faire percevoir qu’on ne peut pas se contenter d’exacerber les libertés individuelles.

Dans le débat parlementaire auquel vous faisiez référence tout à l’heure, Madame la présidente, on voit bien cette volonté d’exacerber des droits strictement individuels, d’ailleurs avec un argument consistant à dire : « Ne vous inquiétez pas, ça n’enlèvera rien aux autres ». Ah bon ? Ça n’enlève rien aux autres, le fait que vous instituez un droit ?  Il est évident que cela aura un impact sur d’autres. L’enjeu de la responsabilisation est également de faire passer le message que si l’on veut « faire société », il faut redonner goût au collectif et faire prendre conscience aux jeunes qu’un individu vit en société. Car à force de mettre l’accent sur les droits strictement individuels, on néglige la dimension collective.

Evidemment, quand on parle d’émancipation, on peut considérer que c’est un processus qui permet une sorte de « libération progressive » ; ce n’est pas l’autonomie immédiate, c’est quelque chose qui doit se construire, et donc c’est un chemin qu’il faut arriver à baliser. A cet égard, ce ne sont pas les programmes de l’Education nationale qui sont importants en tant que tels ; ce sont les objectifs que l’on poursuit à travers eux. La question est de savoir comment baliser un chemin pour amener des jeunes à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi de compétences. Et je vous rejoins pleinement, Monsieur Hadjadj, quand vous disiez qu’à un moment donné cela doit être incarné, vécu, et donc que l’émancipation doit passer aussi par la confiance, par la parole donnée et par l’exemple. Si nous réfléchissons simplement à ce qui nous a amenés à faire notre cheminement dans le système éducatif, certes, cela peut avoir été parfois l’envie de quitter tel ou tel cours… ! Mais a contrario je pense que nous avons tous, les uns et les autres, eu quelques modèles, c’est-à-dire un certain nombre d’enseignants qui nous ont profondément marqués. A la fois parce que nous étions ébahis en les écoutant, parce qu’ils avaient des connaissances à nous transmettre, et parce qu’ils arrivaient à nous passionner. Leur attitude peut aussi parfois susciter des vocations. Je l’ai vécu encore tardivement avec mon directeur de thèse : dans un premier temps, je ne souhaitais pas être universitaire, je voulais faire un doctorat pour être consultant en entreprise, et puis mon directeur de thèse m’a véritablement montré la voie. En fait, il m’a passionné et donné envie de devenir universitaire, parce que j’ai compris à travers lui que c’était un très beau métier, parce que c’était de la transmission, parce qu’on était en permanence en contact avec les jeunes générations. Je pense donc que cette dimension de l’exemple est très importante. Mais avons-nous encore des exemples, et existe-t-il suffisamment de personnes exemplaires ?

Cela ne se décrète pas, et cela peut s’exprimer de manières très différentes. On peut être marqué par des enseignants qui nous donnent envie d’aller plus loin dans leur discipline, mais aussi qui nous donnent envie de lire. Car l’autre enjeu est celui de la lecture. Il y a un point qui me trouble beaucoup, quand je regarde ce que lisent aujourd’hui nos étudiants. Ils passent de plus en plus leur temps à s’informer via les réseaux sociaux, etc. Et quand on leur dit qu’il faut lire autre chose, quand on leur donne une liste bibliographique, il est très difficile, y compris à l’université, de les amener à lire davantage. Or c’est absolument indispensable. Vous évoquiez la question de l’intelligence artificielle ; avant qu’elle ne soit artificielle il faudrait déjà qu’elle soit réelle. Et que l’intelligence de l’enfant s’appuie sur certains apprentissages pour se développer. J’évoquais tout à l’heure à mon tour la question du pédagogisme. Le pédagogisme consiste notamment à dire : « Il ne faut plus de devoirs à la maison », parce qu’évidemment faire les devoirs à la maison crée des inégalités sociales, et l’on peut imaginer d’autres dispositifs. Mais en réalité, en faisant cela, on ne fixe plus d’objectifs suffisamment ambitieux. Plus de devoirs à la maison et surtout plus d’apprentissage par cœur… Or on dispose de travaux de recherche qui montrent que les capacités mnésiques d’un jeune, notamment entre l’âge de 6 ans et 12 ans, sont très importantes et qu’il faut les entraîner, car si vous ne les entraînez pas à ce moment-là, ensuite c’est trop tard. Donc, ne pas pousser au développement de la mémorisation est une erreur.

Il y a d’autres travaux de recherche que j’ai trouvé intéressants, qui montrent les capacités mnésiques en fonction des cultures. Par exemple on a pu constater que les Asiatiques, notamment les Chinois, avaient de fortes capacités mnésiques. Or c’est lié à leur système éducatif, parce que pour apprendre le chinois, il vous faut mémoriser les idéogrammes. Prenons une réalité comme une table. Pour faire référence à une table, il faut mémoriser un idéogramme, et mémoriser la prononciation puisque le système chinois n’est pas du tout alphabétique comme chez nous. Ainsi, pour être un chinois lettré, il faut maîtriser 10 000 idéogrammes et donc mémoriser a minima 10 000 réalités physiques, 10 000 prononciations et 10 000 idéogrammes associés à ces réalités. Je pense que si les Chinois arrivent à mobiliser ainsi la mémoire, et ils le font là où l’Occident le fait de moins en moins, il y a derrière cette capacité de mémorisation un défi sociétal non négligeable. D’autant plus que dans un certain nombre d’endroits à travers le monde, pour diverses raisons, le recours aux réseaux sociaux et au numérique est différent de ce qui se fait chez nous, et que cette attitude a aussi des incidences sur l’apprentissage. Je considère donc qu’à l’école l’émancipation doit aussi passer par un accès au savoir exigeant transmis par les enseignants.

Cela m’amène à aborder, à côté de l’émancipation, la question de la responsabilisation. Il peut paraître trivial de le formuler ainsi, mais pour moi la responsabilisation consiste d’abord à transmettre les règles de la vie commune. En tant qu’élu, j’entends en circonscription des concitoyens qui me disent : « On a fait une grave erreur en supprimant le service national, le service militaire ». Or, en fait, quand vous creusez la question, qu’est-ce que vous apercevez ? D’abord que c’était une sorte de session de rattrapage : à ceux qui avaient encore des difficultés, on enseignait encore l’écriture, la lecture ; et puis surtout on préparait les jeunes à respecter un certain nombre de règles. A partir du moment où vous ne considérez pas comme indispensable l’établissement de règles communes qui doivent être respectées, la vie en collectivité n’est plus possible. Les fameux ‘’règlements intérieurs’’ dans les établissements scolaires, c’est quelque chose qui devrait être imposé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, par exemple, j’ai considéré que le fait de porter des uniformes dans le système scolaire pouvait avoir un intérêt. Cela peut paraître symbolique, mais ça ne l’est pas uniquement, justement parce qu’on s’inscrit ainsi dans une réalité collective.

La responsabilisation, à mon sens, doit aussi se faire entre les deux instances, la famille d’une part, et l’école d’autre part. Cela pose aussi une question - mais je ne pourrai pas la traiter ce soir - qui est la suivante : « Que faire lorsqu’il y a défaillance de la famille ? ». J’étais nouvellement député en 2012 dans le prolongement de l’élection de M. Hollande, et son ministre de l’Education nationale de l’époque était M. Vincent Peillon. M. Peillon a alors porté une loi sur « la refondation de l’école ». Il est déjà assez étonnant de vouloir ‘’refonder l’école’’, c’est un peu prétentieux. Mais dans ce cadre le ministre a utilisé une formule qui m’a abasourdi. Il a déclaré : « Il faut extraire le plus tôt possible les enfants de leur déterminisme familial », en plaidant pour que les petits arrivent à l’école dès l’âge de 2 ans. Je suis Alsacien, je regarde ce qui se passe en Allemagne. Nos voisins scolarisent à partir de l’âge de 5 ans et pas avant, ils considèrent que cela suffit largement. Des pédagogies comme celles de Montessori, etc. montrent que de 0 à 5 ans la réalité enfantine n’est pas la même, et qu’on pourrait traiter cette question de manière extrêmement différente. Mais on voyait bien à travers les propos de M. Peillon la volonté d’arracher nos jeunes à leurs familles, et j’en étais effaré. En réalité, ce qui est en jeu, c’est justement la place de la famille. L’argument du ministre était de dire : « Il y a des moments où les familles peuvent être défaillantes ». Oui, mais ce n’est pas pour autant que là où les familles ne sont pas défaillantes, il faut leur enlever leurs enfants et les mettre à l’école dès l’âge de 2 ans !

Si l’on veut responsabiliser, la question qui se pose aussi est celle du statut du maître. Il faut qu’il puisse donner envie, qu’il incarne quelque chose, il doit à la fois être un exemple et être exemplaire. Toutes celles et tous ceux d’entre vous qui ont exercé des commandements le savent, le sens de l’effort est un élément capital, et si vous voulez que les personnes avec lesquelles vous travaillez aient le sens de l’effort, il faut leur montrer la voie. C’est le rôle du maître. Or vous noterez qu’on ne veut plus utiliser ce beau mot de « maître », parce qu’on considère que, ce faisant, on le met sur une estrade. Les pédagogistes ont complètement banni l’estrade, car les 5 cm d’estrade, symboliquement, sont aussi là pour dire qu’il y a quelqu’un qui est détenteur d’un savoir, et que la relation qui se tisse est une relation de maître à élève. C’est cette approche-là qu’on a voulu supprimer. Ce que je reproche aux sciences de l’éducation, c’est précisément de partir du principe que la relation doit être d’égal à égal. C’est une illusion, et cela débouche sur de la vacuité.  Responsabiliser, et notamment à l’école, mais même auprès de nos enfants en famille, cela ne consiste pas à culpabiliser les jeunes, mais à leur faire vraiment prendre conscience, au fil du temps, que nos choix, leurs choix, vont avoir des conséquences.

Mon plaidoyer assez fréquent consiste donc à dire qu’il faut de la praxéologie : pour moi l’éducation, c’est de la pratique, praxis, et puis du logos, de la connaissance. Vous évoquiez les yeshiva tout à l’heure, il est vrai qu’elles ont des modes pédagogiques différents de ce que l’on peut trouver ailleurs, et elles sont intéressantes, à mon avis, parce qu’elles se situent dans une démarche profondément praxéologique. Cela m’amène à répéter que pour moi famille et école jouent évidemment des rôles distincts, mais qui doivent être complémentaires. Or non seulement on a considéré qu’il n’y avait pas forcément complémentarité, mais on a estimé aussi qu’il fallait placer l’élève au centre, et dans un certain nombre de cas même franchir une étape supplémentaire, à savoir que les parents d’élèves puissent contester l’autorité du maître. À partir du moment où l’on va dans cette direction, il ne faut pas s’étonner d’avoir du mal à faire appliquer un certain nombre de règles, dans la mesure où les parents, dont le rôle est pourtant aussi de faire appliquer un certain nombre de règles, sont les premiers à contester l’autorité des enseignants…

Il faut retrouver une plus grande complémentarité. De ce point de vue-là, vous ne serez sans doute pas étonnés que je reprenne les termes d’un philosophe qui se situe dans le droit fil de l’exposé précédent, Emmanuel Levinas. Je suis très attaché au triptyque de Levinas : Recevoir, célébrer, transmettre. Je trouve qu’avec ces trois mots, d’une certaine manière tout est dit. Dans un processus éducatif, il doit y avoir de la réception, c’est-à-dire qu’il faut créer les conditions où nos enfants puissent recevoir ; mais pour qu’ils reçoivent, il faut aussi rendre attractifs un certain nombre de savoirs. Cela passe par une certaine exigence ; non seulement il faut leur donner envie, les motiver, mais il faut aussi leur faire comprendre que cela passe par le sens de l’effort. Aujourd’hui nous sommes dans une société du zapping, et dans la société du zapping on ne met plus l’accent sur le goût de l’effort. Or le goût de l’effort est absolument indispensable, parce qu’un certain nombre de choses n’arrivent pas toutes seules. Ainsi pour la lecture, dont je parlais tout à l’heure. Quant à célébrer ...  Permettez-moi d’évoquer à nouveau l’histoire, et cette tendance qui se développe aujourd’hui, consistant à dire : « Il faut décolonialiser, avoir une lecture critique de notre histoire ». Mais si l’on développe des récits peu attractifs, il ne faut pas s’étonner que les enfants, ensuite, n’aient aucune envie de les apprendre ! Les générations précédentes, y compris les ‘’hussards noirs de la République ‘’, savaient développer des récits, et l’histoire, c’était aussi des épopées. Des moments très précis étaient sélectionnés de telle sorte qu’on puisse adhérer à ces récits. Il faut les célébrer, cela aussi est important ; d’ailleurs si d’une façon générale il n’y a pas de célébration autour du savoir, nous sommes en difficulté.

Enfin, transmettre. La transmission au sens le plus noble du terme, ce n’est pas simplement la transmission du maître vers l’élève. Cela consiste à se rendre compte que nous nous inscrivons tous dans une finitude, mais qu’à travers les processus éducatifs, nous transmettons des choses qui nous dépassent. Cela inclut l’idée qu’il puisse y avoir de la transcendance. Dans le cadre de l’AES on peut exprimer cette idée assez facilement, mais ce n’est pas le cas partout. Or à partir du moment où vous mettez de côté la dimension de la transcendance, le regard que vous portez sur la transmission change du tout au tout. Dans une logique où vous prenez en considération une dimension transcendante, vous savez que la transmission vous dépasse et ne se résumera jamais à votre seule personne. C’est ce qui fait d’ailleurs la force du judaïsme. Ce n’est pas un hasard si le triptyque que je viens de citer a été développé par Levinas, car il s’agit de transmission y compris orale, en lien avec tous les débats qui se développent autour du Talmud.

Sur les trois points de ce triptyque, l’enfant doit donc pouvoir se situer au carrefour entre les rôles distincts mais complémentaires entre famille et école.

Pour conclure, je voudrais simplement énoncer quelques enjeux liés aux transformations profondes auxquelles nous sommes confrontés.

Evidemment il y a la transformation qui vient de l’intelligence artificielle. C’est une question essentielle, parce qu’à travers elle se pose la question du rapport à la connaissance, et l’on voit bien qu’il faudra être extrêmement vigilant pour réussir à maintenir des processus d’apprentissage. De ce point de vue-là, l’enjeu éducatif sera aussi de faire prendre conscience que l’intelligence artificielle, c’est potentiellement un outil, mais uniquement un outil, et qu’en aucun cas cet outil ne se substituera à la capacité critique de l’individu lui-même. C’est là où le danger pourrait exister. Autre enjeu : émanciper l’enfant, ce n’est pas céder à tous ses désirs. Cela signifie donc qu’il faut renouer avec l’apprentissage de la frustration. Face à ces pédagogies selon lesquelles il ne faut surtout pas frustrer les enfants, etc., il faut être capable de dire non. L’univers du tout-désir n’est pas possible, donc il faut mettre des garde-fous. Je pense qu’on ne dit pas suffisamment aux enseignants en formation : « Il faut que sur tel point vous soyez capables de fixer des règles ».

Il s’agit de permettre aussi que, progressivement, les enfants puissent se construire une colonne vertébrale, libre dans ses choix mais aussi solide dans ses repères. Le message est vraiment celui-là : il faut transmettre des repères, il n’y a pas d’éducation sans cette transmission-là ; et je suis convaincu que c’est sur cette question des repères que doivent porter un certain nombre de débats, y compris au Parlement, même si j’ai parfaitement conscience que d’aucuns voudraient qu’il y ait de moins en moins de repères.

Je conclurai simplement que pour moi, éduquer c’est aimer deux fois : c’est aimer l’enfant tel qu’il est, et c’est l’aimer assez pour croire en ce qu’il est capable de devenir. Je pense qu’il faut qu’on fasse également très attention à ne rien figer, parce que j’entends parfois des discours consistant à dire : les jeunes sont ceci, sont cela, etc. Il faut que nous nous gardions confiance en notre jeunesse. Je vois beaucoup de jeunes qui ont envie de s’engager, de s’impliquer. A nous d’être les tuteurs qui leur permettent de le faire. L’émancipation et la responsabilité ne s’opposent pas, elles sont même les deux ailes de l’éducation, mais pour qu’elles s’élèvent, encore faut-il que famille et école puissent battre d’un même mouvement, et battre ensemble. Je vous remercie."